On va causer, mon gars ! Ft. Earnan

La journée avait été rude et la jeune femme avait besoin d'un bon remontant. Au fil des heures et des clients, son sourire s'était fait plus forcé, son ton moins charmant. La fatigue s'était doucement abattu sur ses épaules et avant la fin de la journée, elle était en proie à un épuisement qui ne manqua pas de l'étonner. Elle n'était pas habituée à de tels coups de barre et avec l'épidémie de fièvre qui s'était propagé en ville, elle osait espérer que ça ne soit que passager. Il ne lui manquerait plus qu'elle se soit fait contaminée. Elle ne voulait même pas imaginer cette éventualité.
Bien qu'il ne soit pas dans ses habitudes d'aller perdre quelques pennies en consommation d'alcool, à la sortie de la bijouterie, Deirdre fit cap sur une petite auberge qu'elle avait découvert à son arrivée en ville. En temps normal, elle trouvait qu'il n'y avait rien de mieux que le contact de l'eau salée, qu'un bon bain marin pour se revigorer et reprendre du poil de la bête. Mais ce soir là, elle ne s'en sentait ni la force, ni l'envie, ni la motivation. La mer lui semblait si lointaine, alors que l'auberge était elle à portée de main... A quelques ruelles seulement. Une distance négligeable.

Le lieu était, comme à son habitude, plein. Attablés ça et là, des hommes, une chope à la main, parlaient bruyamment, jouaient ou encore appréciaient la compagnie de bonnes dames. "Bonnes dames"... Voilà une manière bien diplomatique de les traiter de catins.
Un vague rictus aux lèvres, elle ne put s'empêcher de maudire les hommes dont elle voyait des anneaux aux doigts. Les hommes et leur infidélité. Ça ne manquait jamais de l'insupporter. Incapables de ne pas courir après d'autres femmes ? Ils n'avaient qu'à ne pas se marier.
Détournant finalement le regard du spectacle que cela offrait, elle prit une place reculée de laquelle elle pourrait toujours observer les aller et venus si l'envie lui en prenait. Elle en était pour le moment bien incapable, la fatigue continuant de lui peser. Elle commençait presque à regretter de ne pas être rentrer directement.

Et elle le regretta un peu plus encore en se rendant compte qu'on ne pouvait s'empêcher de la juger. Elle pouvait faire mine de pas avoir vu le regard bougon, désapprobateur, du gérant quand il la servit. Faire aussi mine de ne pas remarquer ceux qui la reluquaient ouvertement sans la moindre retenue, se demandant très probablement si elle n'était pas une de ces filles de joies. Elle pouvait, les yeux obstinément rivés sur la scène où un conteur en herbe racontait dieu seul savait quoi, prétendre qu'elle ne le remarquait pas. Mais c'était malheureusement la réalité dans laquelle elle vivait. Une jeune fille... Une jeune femme, même, de son âge, n'avait rien à faire dans une taverne. Elle devrait être chez elle, avec son mari ou sa famille.  

Au bout de combien temps son regard buta sur lui, elle ne saurait le dire. Mais quand elle le reconnut, elle eut du mal à calmer la soudaine colère, le ressenti, qui montait en elle. Voilà des mois qu'elle voulait mettre la main sur lui. Ce bougre qui l'avait humilié en prenant ses jambes à son cou au petit matin. Lâche.
Le temps avait passé, de l'eau avait coulé sous les ponts et Deirdre aurait pu oublier. Dommage, elle avait tendance à être particulièrement rancunière avec la gente masculine.
Leurs regards se croisèrent, furtivement. Si furtivement qu'elle aurait pu croire qu'elle l'avait imaginé. C'était peut-être le cas ? L'effet de son état de fatigue...